Sinners, c’est un film qu’on écoute, qui se vit par les oreilles d’abord : le frottement des guitares, les soupirs du bois, les rapports et le blues dans une Amérique saturée de fantômes et de monstres.
On entre dans le film avec l’intuition d’une injustice, jamais réparée. Ce que Sinners raconte ensuite, c’est un pillage : celui d’une culture, d’un rythme, d’une douleur codée en gammes. Les vampires, ici, ne sont pas des figures gothiques exogènes. Ce sont des visages pâles, gantés de raffinement, qui sucent la substance noire. Il n’y a pas de cape juste un sourire poli et un contrat : "Donne-moi ton son, je te rends visible." La suprématie blanche ne mord pas : elle copie, elle archive, elle expose.
Le choix du huis clos n’est pas seulement un effet de style. Il est théologique. Le juke t devient haut lieu d’une résistance. L’enfermement spatial mime l’enfermement historique : l’Amérique noire tourne en rond dans son propre sanctuaire, à la fois refuge et nasse. Les murs suintent la mémoire. La musique, seule, parvient à trouer le présent, à faire surgir d’un solo déchiré tout un pan d’Histoire enfouie et peut-être future.
Mais Sinners ne cède jamais à la complaisance nostalgique. Il n’y a pas de pureté à retrouver, pas d’âge d’or. Le personnage de Sammie, jeune guitariste, incarne cette tension : il veut jouer, vivre, rêver, mais chaque note qu’il produit semble l’arracher un peu plus à lui-même. Car ici, l’art n’est jamais neutre. Jouer, c’est pactiser. C’est risquer de devenir le produit de ce qu’on cherchait à exorciser.
Ici, tout est séduisant, mais cette séduction est piégée. On pense à tous ces films qui contaminent les genres pour mieux déjouer les attentes. Ici aussi, le fantastique est un leurre, un détour nécessaire pour revenir à l’essentiel : la réalité politique d’un peuple que l’Amérique n’a cessé d’absorber sans jamais l’entendre.
Ce que Sinners accomplit de plus fort, peut-être, c’est de réussir à faire coexister le mythe et la matière, le cri et la théorie, la mémoire et la sensation. Le vampire n’est pas un effet : c’est une structure. Un mode de domination. Et c’est là aussi que réside toute l’amertume du film : dans ce soupçon que rien n’a changé. Que les formes évoluent mais que la faim demeure. Que l’ogre est toujours là, plus poli, plus urbain, mais toujours affamé.
Alors, oui, Sinners est un film imparfait, peut-être trop dense, trop éclaté, trop chorale, avec quelques raccourcis scénaristiques, mais il faut apprendre à aimer ses dispersions comme on aime un solo qui cherche à dire ce qu’aucun mot ne peut formuler. C’est un film qui ne se résout pas. Et c’est tant mieux. Parce que la blessure qu’il porte ne se referme pas. Parce que certains récits n’ont pas de fin.