Regarder L'Homme qui voulait savoir permet au moins une chose : réaliser à quel point Bernard-Pierre Donnadieu aura été un acteur sous-exploité et largement cantonné à des seconds rôles peu signifiants durant toute sa carrière alors qu'il était doté d'un potentiel évident (et glaçant, ici), sous la direction du réalisateur néerlandais George Sluizer. C'est la première chose qui frappe, cette interprétation singulière, même s'il s'agit d'un élément presque secondaire au regard de l'ambiance générale tout à fait exceptionnelle qui enveloppe ce film, nourrissant un climat qui favorise des sentiments aussi distincts que le malaise pénétrant et la curiosité difficilement contrôlable. On aurait beaucoup de mal à définir le ou les registres auxquels pourrait appartenir Spoorloos (qui signifie "sans laisser de traces", littéralement), sorte de thriller psychologique jouant sur plusieurs tableaux qui observe initialement deux personnages (Gene Bervoets et Johanna ter Steege) en vacances, jusqu'à ce que cette dernière disparaisse soudainement sur une aire d'autoroute. Le reste, développé de manière non-chronologique et non-continue, au gré de flashbacks / flashforwards et de grandes ellipses s'intégrant très harmonieusement à la narration, collera aux basques de l'homme chez qui l'obsession autour de cette disparition (l'identité du responsable, les conditions, puis les raisons) ne faiblira jamais.
Il est parfois reproché au film sa mise en scène anodine, commune, e-partout. Mais c'est probablement cet environnement ayant trait à une certaine normalité qui lui confère toute sa puissance glaciale : dans un écrin de quasi-téléfilm, l'ombre du sordide plane et se trouve renforcée par la dimension banale des événements. Cela ne veut pas nécessairement dire que Spoorloos est dénué d'artifices, d'effets un peu lourds, d'automatismes d'écriture qui auraient été facilement évitables, mais ils n'entravent jamais totalement l'immersion dans l'univers hypnotisant de son intrigue. Par exemple l'insistance à dépeindre le personnage de Donnadieu comme un bon père de famille bienveillant, un prof de chimie méthodique et rigoureux, et globalement une personne discrète et intelligente, peut parfois apparaître comme excessive et maladroite (et dans un second temps, l'insistance portera sur la construction de la psychologie du personnage, confronté dès son plus jeune âge à l'arbitraire de la normalité, à l'équilibre entre bien et mal, et sur la volonté de démontrer que d'autres choix que le chemin "normal" s'offrent à lui). Une partie de la symbolique du film est parfois appuyée avec une certaine lourdeur, c'est notamment le cas de l'image du tunnel (et de la lumière que l'on aperçoit au bout) dans lequel les deux amants ont failli se perdre en introduction ou de celle du rêve de la femme (elle est enfermée dans un œuf d'or errant dans l'espace) rappelé graphiquement à la toute fin à l'occasion d'une première page de journal, ainsi que d'une multitude de détails qui communiquent pas échos. On pourrait aussi voir dans L'Homme qui voulait savoir une préoccupation zélée pour son final, simili-twist jouant la carte de la surprise un peu fortement (quand bien même l'effet serait aussi rapide que brutal).
Mais tout cela n'empêche pas la fiction de déployer un charme vénéneux, de nous maintenir comme sous hypnose, notre curiosité tenue prisonnière en miroir de la curiosité dévorante de l'homme ne sachant que faire après trois années de recherches infructueuses pour retrouver son amie : abandonner et la reléguer à une hypothétique vie lointaine, ou s'acharner à accéder à la vérité au risque de se perdre dans cette quête qui le consume entièrement. Le film ne relâche à aucun moment son emprise cauchemardesque, explicitée par une phrase de Donnadieu à Bervoets : "Et l'incertitude? Cette éternelle incertitude... C'est ça le pire." Le thème de la banalité est d'ailleurs largement constitutif de son personnage, notamment au travers de la description de ses préparatifs, de ses expérimentations en matière d'enlèvement, et de ses nombreuses tentatives ayant échoué. Sluizer insiste sur la part conséquente de hasard dans la tragédie, puisque c'est au moment où il avait renoncé à son projet que la providence se présente à lui sur un plateau d'argent. Et dans un second temps, le sujet se décentrera sur le personnage de Bervoets pour observer comment son obsession de combler un vide inexpliqué (plus que d'accéder à la vérité) le conditionnera à se jeter dans la gueule du loup — avec un parallèle évident établi avec le spectateur placé dans la position du voyeur, dans une sorte de lutte inexorable contre l'incertitude.
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