Adieu ma concubine par cadreum

Il y a des films dont la beauté assène et dont la perfection épuise. Adieu ma concubine, souvent élevé au rang de chef-d’œuvre, est l'un de ceux-ci. Le film de Chen Kaige s’avance ainsi comme un monolithe de cinéma : épopée historique, mélodrame, théâtre de marionnettes, tragédie de la scène et de la vie. Et pourtant, ce gigantisme fait écran. Quelque chose résiste. Non dans le rejet, mais dans un échec plus troublant encore : celui d’un film irable, mais inatteignable.

Ce que l’on voit d’abord, c’est la densité des intentions. Un siècle d’histoire chinoise condensé dans le miroir cruel d’une amitié déchiré. Tout y est saturé : les cadres se veulent somptueux, les mouvements de caméra chorégraphiés, chaque plan cherche à incarner la grandeur tragique. Mais cette grandiloquence, aussi maîtrisée soit-elle, finit par ne plus être dans ma zone proximale d'appréciation. Alors, l’image se ferme sur elle-même. Le regard ne peut plus y circuler. Le sens y est déjà déposé, installé, monumentalisé. L’émotion n’advient plus.

La tragédie, pourtant, est là. Douzi se confond peu à peu avec son rôle de concubine Yu : il devient lui-même spectacle, il devient rôle, et c’est cette dissolution de l’individu dans l’art, est ce qui devrait nous broyer. Mais rien ne se fend. Tout reste lisse, la douleur n’est jamais rugueuse. Elle est transmise par les filtres du cérémonial, par les masques du théâtre. Il y a un excès d’intelligence dans cette mise en scène, trop de conscience du tragique pour qu’il puisse surgir de lui-même.

Et l’histoire, bien sûr, vient ajouter son poids. Guerre sino-japonaise, Révolution culturelle, trahisons politiques : tout défile comme sur une frise de musée. Là encore, le souci de bien faire, de tout dire, de tout inscrire, étouffe la moindre trace de tremblement.

Le paradoxe du film, et sa limite, tient peut-être dans son propre rapport à l’opéra. Car si le théâtre est ici dénoncé comme enfermement, répétition mortifère, le film reproduit pourtant ce même geste de figuration. Il mime l’opéra jusque dans son esthétique. Chen Kaige ne filme pas l’opéra : il filme comme l’opéra.

On peut ne pas aimer Adieu ma concubine non parce qu’il serait mauvais ou médiocre, il est au contraire d’une rigueur rare, d’une ambition indiscutable mais précisément parce qu’il semble ne jamais douter. Il avance avec la certitude d’un monument, mais ne laisse jamais cette faille qui permettrait au spectateur d’y trembler, d’y habiter.

Il n’y a là ni rejet ni provocation. Mais le constat, doux-amer, qu’un film peut tout avoir ampleur, complexité, maîtrise et malgré cela, ne pas vibrer en moi. Qu’un film peut fasciner sans émouvoir. Que le raffinement peut devenir une armure. Et que l’art, lorsqu’il prétend tout dire, peut finir par ne rien transmettre d’irréductible. Il ne manque rien à Adieu ma concubine.

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