Depuis peu, je renoue avec la BD, me confrontant à des auteurs que j’aurais dû découvrir depuis longtemps (Chabouté, Moebius, Larcenet, Blain et autres pour commencer). Depuis mes quatre ans je suis fasciné par la chevalerie.
Et je ne vais pas faire le coup du faux déçu : dès que j’appris l’existence de L’ « âge d’or », j’ai flairé que ça allait coincer. D’autant plus qu’elle parlait de féminisme (sujet archi rebattu, a fortiori dans le genre) ainsi que de révolution sociale (fait plus rare en médiéval-fantastique, a priori ; quoique, comme nous l’allons voir), tous deux rarement bien servis dans ce type de fiction.
Pourquoi est-ce que, comme escompté, chez moi, ça ne fonctionne pas, alors que l’œuvre est considérée par ce site comme la « meilleure BD sur le moyen-âge » et saluée pour sa portée politique ? Je vais avoir d’autant moins de scrupules à le développer que sur les vingt-six critiques publiques (auxquelles nous pouvons ajouter les huit consacrées au tome 2), aucune n’est négative. Je sais que je erai pour injuste aux yeux de certains, mais me considère donc justifié, en tant que m’en prenant à un fort préservé. En garde !
Vitrail et écran
Commençons par le plus évident et le plus unanimement révéré : le dessin. Et commençons par nous ranger à l’évidence révérée par l’unanimité : c’est beau. Seulement, pour avoir écouté les révérences, une fois que celles-ci ont posé que les planches évoquaient des tapisseries moyenâgeuses, elles n’ont plus grand-chose à ajouter. Certes, le fait de faire figurer les personnages plusieurs fois dans un même décor a l’intérêt d’éviter un banal champ-contre-champ, tout en magnifiant l’immensité de la nature ou des intérieurs traversés (même s’il y a d’autres cases où le choix paraît plus arbitraire, comme déjà devenu automatique). Le travail sur les couleurs, remarquable lui aussi, permet d’opposer nature et civilisation, mais aussi guerre et tranquillité, en plus de valoir pour son originalité pure.
Mais à force de s’extasier sur la rareté d’une esthétique en tant que telle, en soulignant que quand même, c’est beaucoup de boulot, on n’en oublie d’interroger le type de régime qu’elle nous fait traverser. On ne pense plus celle-ci comme un choix, et donc, on ne se penche pas sur les limites qu’elle implique. Or, il me paraît que l’imagerie déployée par Pedrosa :
— Aseptise la violence de son univers par sa douceur ; même lors de combats et d’incendies, les flammes et le sang sont plus chauds qu’agressifs.
— Joue le silence pour mimer l’introspection sans se heurter à la pensée. Nombre de fois, nous suivons un personnage, sourcils froncés, faisant descendre un regard portant le poids de l’univers sur la bassesse du monde ; parfois en miroir d’un frère maléfique, pour iconiser sa préoccupation avec encore plus de grandiloquence, mais toujours sans rien déplier.
— Rejouer des oppositions vues et revues entre une civilisation masculine et une nature féminine ; nature que les auteurs rendront mystérieuse (cliché) mais globalement protectrice (cliché), et ce tant narrativement qu’en termes de contours visuels.
— Figurer des crises d’angoisse existentielles de façon très abstraite, ce qui évite, une fois de plus, de les intellectualiser, et ne débouche en outre sur aucune inventivité symbolique (les personnages saignent, voient le monde en flammes, et plus largement, chutent de manière éthérée et subissent des black-out en tout genre ; se focaliser sur des détails ou appuyer des contrastes anodins aurait pu marquer davantage).
Mais surtout, je pense que cette démarche esthétique n’a pas été pensée jusqu’au bout par les auteurs eux-mêmes. Elle me semble tenir d’une belle enseigne dont l’auberge, sitôt pénétrée, chancelle. Le côté tapisserie fait que la BD représente très mal le mouvement. Ce n’est pas un problème en soi, mais cette forme figée, censément médiévale, s’accorde parfois mal avec son déroulé narratif, digne de Netflix. Car l’intrigue que l’on suit, elle, doubles-pages contemplatives-décoratives permettant parfois de ralentir exceptées, n’a rien de médiévale dans sa grammaire. L’on assiste aux discussions-conciles, aux atermoiements moraux et confrontations verbales ainsi qu’au nombreux affrontements comme sur n’importe quel story-board visant l’efficacité. Au bout du compte, le côté figé de la tapisserie, censément d’époque, entrave son découpage narratif tout à fait contemporain autant qu’il en est contredit ; en témoignent entre autres les multiples plans sur les expressions faciales des personnages, désignant toujours quoi et qui penser. L’œuvre évite l’opacité affective des vitraux d’église, ce qui aurait été sortir de l’accroche-argument pour risquer une expérience artistico-historique.
Et pour en finir avec un point plus secondaire : les onomatopées, à de nombreuses reprises, m’ont fait sourire. Lorsque les personnages arpentent la majestuosité des lieux, leurs pas sont redoublés de « tip tap » ; ils chargent en criant « yaaaa », leurs épées s’entrechoquent aux bruits de « cling-cling », les poutres enflammées menacent de s’effondrer, « crrrrr », les cloches alertent en faisant « ding dong » … Non seulement ce décalage est raté, mais il n’est vraisemblablement même pas volontaire. A titre comparatif, dans Garulfo, lequel se prend autrement moins au sérieux, les onomatopées servent à la fois de ressorts comiques et de multiplicateurs interprétatifs.
Même dans son imagerie, pourtant argument principal (voire unique), de ses irateurs, l’œuvre m’apparaît davantage justifiée plastiquement que réfléchie esthétiquement.
De la tapisserie à la thérapie
Il y a un autre point où l’œuvre souffre de la comparaison avec celle d’Ayroles : le verbe. Là où Garulfo, mélangeant parler noble et vulgaire, mâtinant ses dialogues d’archaïsmes et d’incises contemporaines bien trouvés, gagne à la fois sur le tableau de la légèreté comique et l’intensité dramatique, le langage que nous sert L’âge d’or n’est même pas pseudo-shakespearien : les personnages parlent comme vous et moi, à quelques variations lexicales obligées qu’un lycéen pourrait trouver. Le parler des gueux est celui que prendrait un de vos amis rôlistes en manque d’inspiration, et même la prophétie, centrale, fait poème vu et revu. C’est simple : aucune formulation n’étonne ni ne détonne, tout est platement fonctionnel. Si vous cherchez un ouvrage récent qui se frotte à la langue courtoise (tout en inspirant un peu plus à la culture légitime que Garulfo), essayez Le chevalier aux épines de Jaworski, vous constaterez immédiatement la différence.
Conjonction du dessin et du dialogue : les personnages sont tous immédiatement identifiables et monolithiques. Le vieux sage est vieux, sage, et dessiné comme tel, le traître-bouseux de service sera un bouseux qui trahira, les méchants ont tous la gueule de l’emploi… Une fois de plus, ce ne serait pas un problème si les auteurs assumaient d’en faire des icônes de tapisserie jusqu’au bout. Sauf que leur trajectoire est entièrement contemporaine aussi, et perd donc également sur les deux plans : elle n’a pas la noblesse hiératique du roman de geste tout en restant figée, ni la subtilité d’une trajectoire moderne alors qu’elle verse souvent dans la plainte illustrative.
Je vous laisse profiter d’une des nombreuses tirades de l’héroïne, parvenant à conjuguer l’abstraction dépersonnalisante de la fantasy, et la psychologisation molle de notre temps :
: « Je suis traversée de mille pensées, tout me semble sombre et confus. Je redoute ceux qui intriguent et tout ce qu’il faudra entreprendre pour remonter sur le trône et imposer ma volonté. Je redoute la guerre et toutes ses conséquences. Mais c’est pour le peuple que je veux reconquérir le pouvoir. C’est comme un appel à accomplir quelque chose de plus grand que moi, qui me dée. Cela me fait peur ».
D’ailleurs, quelques mots sur l’héroïne. Nous avons une princesse qui ne vaudra jamais pour son statut social (autrement que revendiqué dans le vide), ni par sa grâce. Car voyez-vous, une femme qui vaut pour ses capacités de séduction, ça réactive déjà un inconscient misogyne. Résultat : nous suivons des revirements narratifs où son fidèle Bertil l’abandonne, puis renoue avec elle sans que ce soit par logique vassalique (la féodalité n’est jamais explorée, les serments sont des paroles et des trahisons de cour de récréation, jamais des enjeux d’honneur, de titres ou de terre) ou par attraction charnelle (rarement aura-t-on vu retrouvailles au lit plus vierges de désir). C’est très contemporain aussi, cette pudibonderie militante sous-tendue par un inconscient catholique. La BD ne traite pas plus la réalité sociale de la princesse que sa figure de conte. Cela m’a fait penser au chef-d’œuvre d’Anne Robillard, lu à douze ans, dont les dragons ne volent pas, et ne crachent pas de feu.
Tilda vaut-elle au moins par sa matière grise ? Pas plus, faute d’adversité réelle : les antagonistes sont des conspirateurs qui ricanent, elle n’a pas à déployer intelligence stratégique ou flamboyance rhétorique pour abattre l’ancien monde : celui-ci est, rigide sans fondations solides, mauvais sans machiavélisme retors. Et la conflictualité idéologique avec ses alliés sera elle aussi évacuée sur l’autel de la réconciliation puis du deuil convenus. On nous rejoue le désormais sempiternel coup de l’héroïne évoluant dans un monde censément dominé par les hommes, sans que les relations économiques et physiques soient abordées (récemment, voir Barbie, Pauvres Créatures ou Mad Max Furiosa) : elle triomphe à pied, sans aucune difficulté, de guerrier monté. Et je ne reviendrai pas sur l’absence de tension sexuelle ou de contraintes familiales : le patriarcat que l’on renverse est fantoche, c’est à se demander comment il a pu perdurer aussi longtemps.
Avec une telle dynamique, on courrait le risque de suivre une Mary Sue en puissance, d’autant plus qu’on nous ressert une histoire de prophétie et d’élu sur le tout. Sauf que les auteurs sont bien rodés, et imaginent un arc narratif où la belle (pardon, la a-belle, donc) est consumée par son désir de revanche. Grosse subtilité psycho-graphique : lors de la deuxième partie, les yeux de Tilda se cerneront de noir pour représenter son égarement moral. Bien sûr, l’héroïne ne franchira jamais de ligne rouge, avant de revenir sans ambiguïté du bon côté (en perdant ses cernes de méchante : ça vaut la peine de dessiner aussi majestueusement pour représenter des idées aussi géniales).
A mon sens, l’œuvre est une œuvre d’individus biberonnés à Disney puis s’étant enfiévrés pour Game of Thrones, mais ne pouvant plus assumer directement l’héritage du premier et cherchant à féminiser-socialiser le second. J’aurais préféré soit suivre une Rosa Luxemburg du Moyen-âge, soit que les auteurs assument n’avoir rien à dire sur la condition des femmes et du peuple. Parce que sous couvert d’émanciper les unes et de défendre l’autre, ils reconduisent une trame complètement viriliste et n’incarnent jamais les gueux autrement que par un trio de marginaux dont l’action restera marginale. Refermant le double pavé, je m’étais posé la question : qu’est-ce qui peut bien donner envie de suivre Tilda et sa bande ? S’il s’agit de comprendre la réalité féminine de l’époque, je préfère lire du Régine Pernoud, et s’il s’agit de suivre une rebelle tirant son épingle du jeu dans un univers phallocrate, je renvoie plutôt aux machinations de la Milady de Dumas ou de la Merteuil de Laclos. Les aventures relatées ici ne sont ni épiques ni originales, elles refusent la brèche que pourrait leur offrir l’humour, et n’osent même pas l’antipathie jusqu’au bout : cela se termine en enterrement larmoyant, ouvert sur l’espoir.
Car l’œuvre est pleine de valeurs morales à faire er, censément puissantes et progressistes, et sur lesquelles je vais terminer.
Âge sans dehors, or aveuglant
Où mène cette série de péripéties convenues ? A un « âge d’or » dont on ne verra jamais les principes en action. Quand les gentils échangent sur leurs divergences, ce sera autour d’ouvrages aux titres aussi subtils qu’incarnés : « la réforme mesurée ». Il y a une métaphysique biblique, sans le poids du sacré ; il ne sera jamais question de foi, révolutionnaire ou pas, sauf par généralités plates (« notre cause est fragile. Auprès de qui vous engagez-vous : du côté de ceux qui n’ont rien ou auprès de leurs maîtres ? »). La symbolique est rebattue : la dirigeante progressiste remplace la Couronne par le Livre. Non seulement c’est toujours abstrait et banal, mais ça ne pense aucunement la dialectique du trône et du verbe, bien plus intriqués qu’opposés, historiquement. En face, le méchant refuse le changement, clamant « ce ne sont que des mots », alors que ces mots le brûlent, révélant sa monstruosité déjà évidente. L’œuvre embrasse une logique performative : le verbe sauve, le verbe punit, le verbe écrase. Ce qui, à y bien réfléchir, n’est pas si progressiste qu’aux premiers abords.
Contre les grands vizirs, les marâtres, et les comploteurs aux visages de consanguins s’érigent des autarcies cachées, où les femmes s’exercent au bâton comme dans Kung-Fu Panda, s’organisent selon un roulement de pouvoir idolâtré mais jamais exposé, et s’occupent de leur potager comme de parfaites écolos décroissantes. Ce n’est pas une réinterprétation du moyen-âge : c’est un patchwork de citadin romantique. Une enfilade de lieux communs libéraux, soit, quand l’on creuse, apolitiques, voire réactionnaire (mais plus bêtes que nauséabonds, ne sortons pas les grands mots) : le peuple, grotesque, n’est jamais représenté en train de travailler, lorsqu’il s’assemble de lui-même, c’est en foule massacrant les bons aveugles. Il faudra des guides supérieurement intelligents (ou simplement mieux nés) pour canaliser cette juste colère d’opprimés. Les idiots sont aussi les cœurs-purs incorruptibles, acquérant du savoir sans gagner en pouvoir (anti-intellectualisme, quand tu nous tiens, et quand tu contredis ton œuvre en valorisant une lecture inaccessible à 99% des paysans de l’époque pour tes besoins narratifs).
Le titre de la bande-dessinée, comme souvent, vaut programme-aveu. L’âge d’or. Autrefois, tout était parfait (mythe du bon sauvage, qui n’est pas aimé dans sa barbarie amorale, ni pensé dans sa soumission à l’état de Nature, particulièrement réifiant pour les femmes qui fantasment pourtant ce retour aux sources). Demain, l’égalité adviendra, resplendissante. Sauf que dans le concret du livre, nous ne suivons que mort et désolation (édulcorées, qui plus est). La forme fait mentir le fond argué.
L’âge d’or en tant que livre permet de faire tenir ensemble nature et culture. L’héroïne prend de la première la virginité moins la sauvagerie ; et de la seconde, la sagesse, sans la verticalité civilisationnelle. Parce que pour assumer un âge d’or politique, il faudrait assumer de brûler des bouquins, et n’est pas capable de compagnonner avec le Lantenac de Quatrevingt-treize qui veut. Et pour explorer une véritable opposition entre les deux, on reviendra plutôt à Princesse Mononoké, où le vivant est violent, et où l’on suit une Dame Eboshi qui se sert de la culture pour soigner des lépreux que la nature broierait, et pour donner des flingues plus légers aux femmes qu’une force physique inférieure laissait jusqu’alors à la merci d’une violence masculine réelle.