Garulfo Intégrale
Garulfo Intégrale

BD franco-belge de Bruno Maïorana (2024)

Entre humour subversif et mythe restauré

Nobles damoiseaux et gentes dames, veuillez pardonnez à l'auteur la forme légèrement désinvolte de sa critique : il s'agit d'un journal de lecture, écrit tome par tome au fil de la plume, et publié tel quel parce qu'il constatait qu'aucun texte sur l'intégrale de Garulfo n'avait été posté ici.



De Mares en châteaux


A chaud, il y aurait pas mal de parallèles à faire avec Shrek, et en faveur de Garulfo


Dès le début, il y a une dialectique du haut et du bas, de la noblesse et du grotesque. Une libellule part du château, pour aller de plus en plus vers le sauvage boueux, avant de se faire gober par l’anti-héros. La cruauté est immédiatement rendue, derrière le dessin faussement enfantin.


Garulfo est candide, mais actif. Il est faible, ressentimental quant au fait d’être non seulement un animal, mais pris pour une femelle, même temps hargneux et nourri de convictions humanistes au sens premier du terme, et cela ne crée pas seulement un décalage entre ce qu’il est et comment il se perçoit, mais fait de lui une force anarchisante.


Par sa force de conviction, il peut convaincre le roi de son ascendant royal ; il transforme l’inconvenance en spontanéité intègre, et entraîne, par ses manières désaxées, tout le banquet au chaos joyeux. Le roi lui-même, après avoir voulu le décapiter, tremble du quand dira-t-on, et le sacre, en imaginant une histoire de sarrasins et de lignage retrouvé. Cela fait voler le roman de la noblesse en éclats, non seulement narrativement, mais visuellement.


Le parler lui-même alterne excellemment entre le très soutenu, caricaturalement mais jouissivement chevaleresque, et le vulgaire ; de même que Garulfo peut faire la jonction entre noblesse et paysan, côtoyant les uns comme les autres en ne les jugeant qu’à l’aune de leur humanité, qu’il idéalise, même face à l’adversité. Il peut sacrer une roturière, et botter le derrière d’une princesse altière, qu’il rend misérable. Et l’œuvre ne sombre pas dans la misanthropie, puisque non seulement certains humains sont présentés comme bons, mais puisque chaque force est traversée de contradiction, et réversible.


La cruauté des Fables de La Fontaine est également présente. Un brochet monstrueux deviendra le festin d’un gueux ; le canard débonnaire suce des enfants-têtards ; le sinistres corbeau de la sorcière peut lâcher la grenouille comme un couillon, puis se prendre un arbre en pleine face, après l’avoir sauvé héroïquement. Il deviendra le festin d’un loup, lui aussi purement carnassier avant d’être montré comme un brave père de famille, puis de mourir, privé de parole, tué dans une curée dont il est cette fois la victime.


L’écriture et le dessin sont donc démocratiques : la proie est aussi un chasseur, le détenteur de l’autorité peut être pris à douter, ridiculement, l’on peut s’attarder sur tous et sur tout.


A suivre, à voir si certains personnages parviennent à s’étoffer (l’antagoniste et la princesse, notamment ; le premier étant un peu trop unilatéralement cruel, la seconde, facilement rebelle-enfant, pour l’instant), si la dialectique entre humain et monstre est bien creusée, et si la tension entre noblesse et grotesque tient sur la durée, mais pour l’instant, belle découverte, au deuxième degré pour ses renversements de valeur et son humour enfantin, mais aussi ses clins d’ œil adultes, sa langue très maîtrisée et châtiée quand il le faut, et même l’épique de l’action, sous les dehors comiques.


De mal en pis


Il prolonge bien le premier, je n’ai pas énormément de choses à ajouter, mais quelques remarques éparses qui me sont venues en cours de route.


La dialectique haut/bas se prolonge, dès le début, où nous suivons cette fois non pas une libellule, mais un prince, lequel descendra non pas, symboliquement, vers le vulgaire, mais en enfer, affronter un dragon dont le duel sera ellipsé comme souvent sera désamorcé l’épique, à la fois par refus de la solennité figeante et par efficacité narrative (sur ce point comme sur beaucoup, la BD gagne sur les deux tableaux).


Les « bruitages » ont un intérêt triple, outre leur portée comique. Ils contribuent à rendre grotesque le sublime (en redoublant le baiser de la princesse, où le bruit que font ses vêtements quand elle expose sa nudité), ce qui permet de le jouer sans l’exhiber. A rendre l’épique ludique, comme en témoigne le découpage d’ailleurs parfait de l’action, qui n’est pas héroïsée tout en étant pourtant acrobatique. Et à faire er l’horreur en comique, ce qui ne sert en l’occurrence pas à aseptiser l’univers, mais à délester sa violence de morbidité complaisante.


Le jeu sur la cruauté continue, notamment avec la mort de Fulbert, traitée également par ellipse ; le canard, avançant noblement, n’était en fait plus que le masque de son corps rôti. Même la mort est démocratique. Y compris de l’antagoniste, qui serait probablement devenu plat, à la longue : vaincu par son propre piège, dévoré par la louve du loup qu’il a tué, alors même qu’il dissertait sur la violence du monde et la suprématie des forts. C’est la fable de La Fontaine renversé à double titre, avec ironie, mais cruauté.


L’inversion fonctionne toujours bien. Il est intéressant de filer l’importance de la servante Pipa jusqu’au bout, alors qu’elle aurait facilement pu être éclipsée par Héphylie (laquelle reste pour l’instant secondaire et attendue, jusque dans la façon dont l’amour lui ôte même son caractère de peste-rebelle, pourtant déjà convenu), elle accompagne le héros jusqu’au bout, clame ses origines vulgaires tout du long de l’aventure, et en finit, pour cela, mariée à un prince niaisement héroïque, mais qui l’adoube jusque dans son intégrité paysanne.


Garulfo bouleverse encore l’équilibre ; maladroit, souvent infériorisé, il demeure une force qui va par sa naïveté, capable, activement, de ref l’exécution, d’échapper à tous, et même de vaincre un serpent (à défaut de dragon, mais l’exploit, encore éludé, est le même à son échelle de grenouille). Il sure le plus habile bretteur, en mêlant escrime et bonds de batracien. Il adopte le langage des nobles, mais pour les renvoyer à leur hypocrite distinction sociale (seuls, le roi comme le veneur parlent comme des chartiers ; leur supériorité nobiliaire n’est qu’une construction ridiculisée). Il galvanise la plèbe (qui s’incarne dans des revendications loufoques et érudites) et sème un chaos draconique par inadvertance autant que par sa manière de déer la morale humaine tout en gardant une éthique irrespectueuse des conventions mais vitaliste.


A voir comme tout cela se poursuit, car la fin est plus sage : à la mort du canard succède la vie des cannetons, et à l’abandon du château, la rescousse d’une belle grenouillette. Mais jusqu’ici, je continue à mettre l’œuvre bien au-dessus de Shrek, autrement plus facile, dénonçant les clichés Disney pour se contenter, à bien des égards, de les resservir platement.


Le prince aux deux visages


La logique haut/bas perdure (la première planche monte de hautes tours et s’abaissent jusqu’à la plèbe), mais s’inverse : l’on suit non plus une grenouille vertueuse devenue prince, mais un prince irascible devenu grenouille.


Tome de symétrie, donc, que l’on sent pensé après les deux premiers qui auraient pu fonctionner comme diptyque aussi efficace que rafraichissant (quoiqu’à la fin un peu trop convenue). Les wagons peinent un peu à se raccrocher les uns aux autres, la thématique de l’empathie par l’inversion est déjà vue (Marivaux, quand tu nous tiens), et le mauvais caractère de Romuald, pendant de Garulfo, est assez facile : espérons qu’il n’aboutisse pas à une restauration simplette.


Cependant, l’œuvre décline ses qualités, et principalement, une fois encore, celle de l’inversion de valeurs. Le prince, conquérant tout ce qu’il foule, peut la case suivante être épié comme une proie par les bêtes empaillées pour voire par lui. Bousculant des paysans et saccageant leurs champs pour le plaisir de ses cavalcades, il est à son tour bousculé par des enfants qui ne le voient même pas. Éconduisant une belle (encore ; j’aime la façon dont l’œuvre court-circuite les attendus de séduction : les personnages sont des forces qui vont, car ils ne répondent à aucun attendu physique, ni sociaux) et balançant son chat. Chat qui joue ensuite à le bouffer, et dont l’hyperviolence est contrebalancée par le jeu-parallèle des mêmes enfants, qui ne font effectivement que se courir après.


La cruauté du monde demeure donc. Et avec elle, le refus net du conte de fée, puisque la vertu et l’esprit sont souhaités par des marraines-fées explicitement demeurées, là où la malédiction de la sorcière est en fait bienvenue : cela, c’est une vraie torsion des idéaux-disney. L’on ne peut pas sauver les villageois d’un ogre, car les chevaliers doivent divertir le roi. Et si un preux s’y ose malgré tout, il s’agit d’un éperdu s’étant ridiculisé à « paladin-maillard » et ne cherchant qu’à remonter dans l’estime de la belle, qui l’y envoie par dépit amusé.


L’œuvre devient dialectique jusqu’à l’intérieur de ses propres personnages. La bonniche soumise et mortelle est aussi une buveuse émérite très au clair sur les enjeux sexués parcourant ses contes de fées. Le roi alterne parler altier et vulgaire au sein d’une même missive, qui condense haut mariage et perpétuation sans scrupule de son héritage. Et pourtant, chaque personnage, haut ou bas, garde un langage qui l’assigne, ne serait-ce que par la conviction qu’il a de sa propre importance sociale. Le roi parle bassement en restant roi, car il s’investit et est investi tel quel : les gueux lui répondent de façon aussi soutenue qu’ils le peuvent, mais en restant alignés sur son axe.


La précieuse jalouse de sa beauté n’est plus la sorcière, mais une princesse qui fait elle-même parler son miroir, et en acquiert une dimension gentiment schizophrène. Même le petit Poucet qui se rêve en chevalier est aussi un fripon (bel usage des références, chez Ayrolle, d’ailleurs : jamais surlignée, déclinant les mythes qu’elles mobilisent). C’est chez Garulfo-Romuald que la chose est la plus intéressante (quoique peu explorée jusqu’alors) : est enviable pour l’un ce qui est repoussant pour l’autre, et l’autre peut menacer de frapper son propre visage pour dompter égocentriquement la superbe de l’un.



L'ogre aux yeux de cristal


Le plus apprécié par le site, et pourtant, à mon sens, d’assez loin le plus faible jusqu’à maintenant


La faute sans doute à un arc Héphylie-Ogre. Certes, il joue bien sur les contrastes de couleurs (pourpre et ténèbres face au cristal), de tailles (Héphylie et l’ogre lui-même, mais aussi le farfadet ; ainsi que le trône gigantesque contre le bijou de cristal), et sur les divers effets de menace (bruit de pas qui font chanceler le décor ; différence des phylactères pour confronter la maladresse invasive de l’ogre et la délicatesse de la princesse).


Mais l’histoire de la grosse brute qui est en fait toute gentille (et dont on ne creuse pas du tout le fait qu’elle ne mange « que des bestioles », alors que les bestioles ont été à de nombreuses reprises humanisées, jusqu’alors), et qui va être humanisée par la belle, de même que le schéma de la belle ingénue qui découvre un dehors menaçant (au moins y évolue-t-elle avec un certain intérêt, posant son derrière altier sur le trône démesuré, et constatant que la nature tortueuse, remplissant les armures des chevaliers vaincus, peut également servir de nids du côté de la vie), qui doit se cacher et fuir, c’est nous resservir la soupe éculé de la blonde terrifiée, et de façon peu originale. De même que la découverte de la douceur, derrière le monstre, qui va surtout pousser à adoucir la princesse elle-même, jusqu’ici plus peste que noble, sur un mode encore convenu.


C’est bien exécuté, mais vraiment classique. A l’image de la première planche, jouant à nouveau du haut et du bas, mais sur un mode à la fois plus épique et plus premier degré, avec un découpage maîtrisé, intégrant chaque décor et personnage avec efficacité, mais sans plus de recul désacralisant. Il y a peut-être un point, secondaire, qui m’a touché : quand la princesse offre son bijou à l’ogre qui le possède déjà, que celui-ci en est gêné car risquant de le briser (jusqu’alors, c’est clicheteux au possible), et qu’elle lui répond qu’elle lui en donnerait donc un autre. Ici, c’est anodin, mais l’on voit ce qu’est la générosité aristocratique ; ou plutôt, quand est-ce que l’aristocratie, de conservatrice qu’elle est souvent (comme lorsque la même princesse menace l’ogre des représailles de son « père très puissant »), peut être généreuse, précisément parce qu’aristocratique.


Et cela contraste assez bien avec Romuald, qui, tout aristocrate qu’il est, refuse de partager ses richesses, et qualifie l’utopisme de Garulfo de stupide. Le age de « cours d’économie » est sans doute le plus réussi du tome : non seulement il vaut en tant que tel, par sa portée comique et vulgarisatrice, mais Garulfo a tout à fait raison, face à Romuald, qui raille son angélisme : l’égalitarisme économique est moins absurde que la hiérarchisation défendue par les puissants. D’autant plus qu’en l’occurrence, Romuald est très mal placé pour défendre l’ordre des choses qu’il vante comme naturel, puisqu’au regard de la nature, il est tout en bas de l’échelle sociale, inférieur même aux belettes qu’il méprisait en tant qu’humain.


L’intrigue suit son cours, mais donne un peu l’impression d’un « filler » développant les personnages : Romuald gagne en empathie, de même que la princesse (là où Garulfo change moins, car ayant moins besoin, moralement, de changer), l’on quitte auberge mal famée et repaire ogresque pour reprendre le tournoi là où on l’avait laissé. Mais les personnages auront été moins parcourus de troubles, la langue, grande force des trois premiers tome, aura été plus ordinaire, et les dessins, toujours réussis et variés, peut-être plus maîtrisés, mais aussi plus unilatéralement contesques-merveilleux.



Preux et prouesse


Peut-être le plus intéressant jusqu’alors, même si le sérieux gagne sur le désinvolte, ce qui peut laisser penser à une conclusion consensuellement épique (en témoigne d’ailleurs le tournoi, parsemé d’humour, mais où les blagues de tous et les maladresses de Garulfo cèdent globalement à la violence des coups et à l’épique de la lice).


Réflexion qui m’est venue sur le rapport à l’histoire : celle-ci irrigue le récit en tant qu’absurde, que dialoguant entre érudition d’époque et drôlerie contemporaine. A l’appui, par exemple, le rapport à l’asile : celui-ci est attesté, mais il sert en l’occurrence à un équivalent de « chat perché », est soutenu par les élucubrations de vieillards prouvant que cette règle est ridicule, et poussée encore plus loin, lorsque Garulfo déchasse la porte pour avancer tout en restant intouchable.


La culture des auteurs leur sert donc à faire des pas de côtés, comme durant la scène du balcon, reprenant celle de Cyrano, mais l’inversant : cette fois, tout se e bien lorsque le benêt expose ses sentiments, maladroitement mais honnêtement ; à l’inverse, lorsque le madré parleur reprend les choses en main pour glorifier la belle comme trophée et s’instaurer en super-guerrier, la corde de draps qui lui était tendue descend jusqu’à s’affaisser. Et l’imbécile de devoir donc gagner sa conquête comme le preux qu’il a clamé être : en remportant un tournoi dont la dimension télévisuelle fascisante est clamée, à son insu, par le public (et le roi lui-même, perdant de vue sa fille dans son goût pour le spectacle-massacre).


Les mots prennent du poids, et le livre se dialectise avec les précédents, justifiant même la mièvrerie du 4ème. Si l’évolution du couple Romuald-Garulfo continue de suivre des sentiers battus (le premier s’assagit, le second s’endurcit), celle d’Héphylie est plus inattendue dans ses ambivalences. Après sa parenthèse enchantée, elle devient une anti-précieuse, rejette le hennin, s’instaure en personnage actif… Mais, suite aux proclamations de Romuald, enivrée par les clameurs virilo-patriarcales des prétendants, elle reprend son rôle de femme-objet-narcissique avec plaisir (intéressant parallèle que celui qui est fait entre maquillage, masque, et conventions sociales pour ainsi dire morbides). Et donc, d’attiser la ferveur des bellâtres, qui l’entourent désormais, mais aussi de combler, à distance, l’ogre de présents débordants, comme pour écraser de sa richesse sensuelle, à la place du sobre bijou qu’elle annonçait ne lui donner qu’à titre réparateur.


Puis, après cette fièvre, de s’étonner que ses actes se lestent de conséquences tragiques. Le chevalier qu’elle a envoyé combattre l’ogre revient, mourant et défiguré, ses compagnons s’encolèrent, dans une séquence à nouveau fascisante, mais cette fois-ci, montrant que les élans plébéiens sont mus non pas par l’inhumanité, mais au contraire, par un excès de sentiments ô combien compréhensible : « c’était un copaing ». Nous atteignons donc une ambivalence sentimentale que j’ai pour ainsi dire rarement observée, même (surtout ?) dans les œuvres de médiévale-fantasy les plus sérieuses. Les personnages sont crédibles, psychologiquement, et même les actes les plus conservateurs sont rendus compréhensibles. Exemplairement celui de Noémie, la nourrice : lorsque la belle, se réfugie chez elle, fondant en larmes car comprenant sa propre monstruosité, la main qui sèche ses larmes est aussi celle qui enferme son bras.


L’œuvre devient donc charnellement moderne, elle ne se contente plus de rejouer un mythe en rendant sa répétition acceptable par l’humour et le détournement. A voir si elle aura l’audace de se terminer en poursuivant sur cette voie, ou si elle rentrera dans des chemins plus réactionnairement familiaux.


La Belle et les Bêtes


Déçu par le dénouement, même si celui-ci n’invalide en rien le plaisir global que j’ai pris à lire cette série.


A la lecture, j’ai beaucoup eu la phrase de Slavok Zizek en tête, soulignant que souvent, la parodie servait à nous faire revivre les histoires que l’on ne pouvait plus assumer au premier degré, et qu’à ce titre, l’humour n’avait plus une valeur contestataire, mais nostalgique. Jusqu’ici, Garulfo s’en sortait bien mieux que Shrek, comme je l’ai déjà dit deux fois. Mais à mon sens, il s’effondre en bout de course, peut-être rattrapé par une velléité commerciale de ses auteurs, peut-être parce que ceux-ci ne se sont vraiment pas permis d’aller trop loin dans la destruction du mythe.


Alors que, 5 tomes durant, la naïveté de Garulfo se heurtait à la cruauté humaine, renversant habilement les perspectives entre violence animale (dont il n’était pourtant et justement pas dupe) et civilisation humaine, ici, elle contamine tous les personnages, et jusqu’à l’absurde. Le chevalier maléfique retire son casque et clame son humanité ; l’ogre fou de rage, e finalement l’éponge ; les chevaliers, remontés jusqu’au sang, baissent les armes et bien sûr, Romuald « s’humanise » jusqu’au bout … là où la légèreté des deux premiers tomes n’oubliait pas d’être violente, et où l’épique du cinquième donner du poids tragique à la série, ici, les actes n’ont définitivement plus de conséquences. La pente était visible dès le début du deuxième arc : Romuald, contrairement à Garulfo, pouvait se faire écraser par un sabot, puis par la roue d’une carriole, en se relevant, hébété. Ici, elle fait sauter toute tension. Le lutin, dévoré sur une case, est sauvé sans cohérence la planche suivante. La princesse (qui, à mon grand dam, perd toute ambivalence pour redevenir une demoiselle unilatéralement en détresse, prisonnière, déée, impuissante) meurt, puis est ressuscitée par le baiser du prince (celle-ci, il fallait quand même l’oser… Le conservatisme non seulement hétéro-normé, mais surtout narratif, est total).


Le tome m’aura permis de poser une donnée fondamentale du roman de chevalerie : le peuple est toujours absent (ou présent comme une foule, au choix : révoltée à la Guethenoc et Roparzh, en liesse acclamant ses bons souverains, ou plus vengeresse encore que ne le décrirait Gustave Le Bon). Le travail, de même (alors que la richesse resplendit de chaque case), ou traité seulement visuellement (le brave père de famille à la barbe drue coupe du bois pour mettre les siens à l’abri). Les rapports de classes et de production sont annihilés.


Et qu’est-ce que cela permet de faire, dans une œuvre enfantine ? De réconcilier des êtres aux intérêts radicalement contradictoires. Comment ? On l’avait vu venir dès le tome 3, mais pas aussi radicalement : par le pouvoir de l’empathie (la relation Romuald et Garulfo contamine toute l’œuvre), et par celui de la « communication ». C’est beau. L’ogre offre son antre aux paysans, la nourrice enterre comme par magie sa haine (pourtant terrible dans sa maternité) envers Garulfo, Romuald et Héphylie tombent amoureux tout aussi féériquement, se cabrant même sur un cheval blanc, et le petit Poucet retrouve son père, qui regrette de l’avoir abandonné et révèle à l’occasion qu’aucun monstre ne l’avait tué , même Fulbert, le canard assassiné en hors-champ dans le deuxième tome, se réincarne à la dernière page, dans laquelle il est précisé que le héros eut beaucoup, beaucoup, beaucoup d’enfants. « C’est merveilleux, tous ceux que j’aime sont enfin réunis », s’extasie la belle. En effet, la joie rassembleuse l’a emporté sur l’humour disruptif ; en évacuant au age ton père, le roi (ou ton oncle, physiquement et psychologiquement, ce sont peu ou prou des clones), qui seul pouvait faire paradoxo-patriarcalement obstacle à ce dénouement consensuellement familial.


Dommage ; mais comme pourraient le dire les personnages eux-mêmes, ce qui compte, ce n’est pas la destination, mais le voyage. Lequel valut à la fois en tant que détournant les codes comme l’éternel ado rebelle que j’aime encore être, et comme permettant de les revivre, ainsi qu’il l’a plu à l’enfant à que, malgré tout, je n’ai toujours pas envie d’abandonner.


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le 29 mai 2025

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GilliattleMalin

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